Apple vs FBI : la liberté contre l’oppression
Même s’il est abondamment commenté dans les médias, j’ai envie de revenir sur un évènement en cours, le conflit qui oppose Apple au FBI, la police fédérale des Etats-Unis.
Pour ceux qui n’auraient pas suivi l’affaire, voici un bref résumé : le 2 décembre 2015, à San Bernardino en Californie, plusieurs tireurs surgissent dans un centre d’aide aux sans-abris et mitraillent les personnes présentes. 14 sont tuées et 21 blessées. La police intervient et abat deux des agresseurs.
Or parmi les objets qu’on retrouve sur eux, il y a un iPhone 5C.
La demande du FBI
Saisi de l’affaire, le FBI souhaite examiner le contenu du téléphone pour rechercher d’éventuels complices. Mais depuis iOS 8, celui-ci est crypté et donc illisible. L’agence américaine demande alors à Apple de lui fournir les moyens d’accéder à l’appareil.
Plus précisément, elle souhaite qu’Apple conçoive pour elle une version d’iOS spéciale sans protection du mot de passe, c’est à dire sans effacement du téléphone lorsque dix mots de passe erronés sont saisis. Un téléphone suspect devrait alors simplement être mis à jour pour livrer ses secrets.
Pour justifier sa demande, elle se base sur le All Writs Act, un texte de loi très ancien (1789) qui oblige tout citoyen ou entreprise américaine à prêter assistance aux autorités si celles-ci le lui demandent.
La réponse d’Apple
Apple refuse catégoriquement d’obtempérer, et son PDG Tim Cook publie un communiqué pour s’expliquer. Il assure soutenir la justice dans son combat contre les criminels, mais souligne les risques qui découlent de cette demande.
Pour lui, ses implications vont bien au-delà de l’affaire de San Bernardino. Le FBI ne cherche pas seulement à enquêter sur les meurtriers du 2 décembre, mais à profiter de l’occasion - et de l’émotion suscitée - pour obtenir un accès à TOUS les appareils numériques contenant des données personnelles.
Et si Apple doit le faire, alors la logique et l’équité imposeront à Google et Microsoft de le faire aussi pour Android et Windows Phone.
Par ailleurs, Tim Cook fait remarquer que si un tel logiciel est créé, il sortira inévitablement un jour ou l’autre de chez Apple ou du FBI. Une fois partagé via internet, tout le monde, y compris les hackers, pourra accéder au contenu d’un iPhone. Beau progrès.
Ce que veut vraiment le FBI
Faisons une comparaison. Aujourd’hui, dans beaucoup de pays démocratiques, la justice peut autoriser la police à perquisitionner au domicile d’un suspect. En apparence, c’est un peu la même situation qu’avec un téléphone portable. En apparence seulement.
Car la juge ne délivre une autorisation que dans une affaire précise. Et les policiers doivent faire venir un serrurier pour ouvrir la porte.
Dans le cas de l’iPhone, le FBI demande un double des clés de toutes les portes, et le droit de les ouvrir quand elle le veut.
Bien sûr, il soutient le contraire, mais les promesses n’engagent que ceux qui les croient : peu de temps après, il réclame le même accès pour 12 autres iPhones !
Ainsi il prouve lui-même que sa demande ne se limite pas à l’affaire de San Bernardino. Donc qu’il ment.
Au passage, c’est pour cela que je vous encourage à utiliser, si pour vous la confidentialité s’impose, des logiciels appropriés comme une messagerie cryptée.
Quid des autres grandes entreprises du secteur informatique, comme Google, Amazon et Microsoft ? Elles soutiennent Apple, mais mollement.
C’est assez logique : elles aimeraient rassurer leurs clients, mais après les révélations d’Edward Snowden comme quoi elles coopéraient secrètement avec les autorités, elles auraient du mal à se poser en défenseurs des libertés individuelles.
L’enjeu : notre liberté
Soyons clairs : nous souhaitons évidemment tous qu’un criminel soit arrêté et jugé. C’est particulièrement vrai pour nous autres français, après les épouvantables attentats de Paris en 2015.
Mais la défense d’un principe ne doit pas nous conduire à y renoncer. En donnant aux autorités les moyens d’accéder à nos données pour les enquêtes criminelles, on s’expose inévitablement à ce qu’un jour ou l’autre, elles les utilisent pour des raisons plus matérielles (au hasard : les contrôles fiscaux), voire beaucoup moins avouables : intimidation politique, règlement de comptes personnels, espionnage économique, etc.
Car croire que la justice ou la police sont d’une totale intégrité relève, pardon de le dire, d’une naïveté proche de la bêtise. Là où il y a des humains, il y a tôt ou tard des abus, même en démocratie.
Du coup les défenseurs d’aujourd’hui peuvent être les oppresseurs de demain : un accès illimité à notre vie privée encourage la création d’une société totalitaire.
Ne souriez pas : le processus est vicieux car très lent. Les dérives commencent discrètement, puis elles deviennent peu à peu permanentes.
Que faire ?
Alors faut-il admettre que l’on doit renoncer à certains moyens de confondre les criminels ? Oui, inévitablement.
Il y a quelques années, la torture aussi avait divisé : selon certains elle aurait permis de faire parler des terroristes, mais un tel procédé bafoue les idéaux de la démocratie.
De même que la liberté des uns s’arrête là où commence celle des autres, il faut admettre que la puissance publique ne peut pas tout se permettre, quelque soit le motif.
C’est pour cela que la protection des données personnelles nécessiterait d’être formalisée dans la Constitution française comme un droit fondamental. Oui, les juristes nous diront que cela existe déjà, mais je doute que les tribunaux soient du même avis.
Il est saugrenu que cette polémique naisse aux Etats-Unis, pays où sous prétexte d’assurer la sécurité individuelle, la vente d’armes à feu est libre, alors que ses effets secondaires, comme les tueries régulières, y sont jugés tolérables.
Quoiqu’en dise le FBI, défendre le respect de la confidentialité n’est pas une forme de soutien aux terroristes. Ce raisonnement simpliste, du genre “si vous n’êtes pas avec nous, vous êtes contre nous”, est malheureusement assez fréquent aux Etats-Unis.
A nous de nous mobiliser pour défendre nos droits, avant que la technologie ne les dilue petit-à-petit.